Comme une paire de chaussures vide de moi
J’avais vingt ans. Je travaillais pour une entreprise d’import-export de matière industrielle et agro alimentaire. Entreprise algérienne implantée en France. Je finissais mes études avec un voyage professionnel au cours duquel je devais assumer des responsabilités. Je me suis donc rendue à Alger, en tant qu’assistante export, pour la Foire Internationale. Pour obtenir l’autorisation de mon patron de faire ce voyage, j’ai du négocier avec mes collègues algériennes pour l’hébergement. Je suis partie une semaine avant le début du salon afin de préparer au mieux nos interventions et propositions.
Notre pavillon, était le pavillon Pologne. Pavillon relativement excentré sur ce site extrêmement grand composé de rues avec des restaurants. Le matin du premier jour de la Foire, je suis arrivée très tôt sur le site. Dans le bus pour y accéder nous avons croisé des milliers de gens marchant à pied, certains depuis plusieurs jours, afin de participer à une manifestation. La route au loin était bordée d’une lisière noire. Cette ligne soulignant la rectitude de la route était composée de ces marcheurs. Cette manifestation avait pour but de déposer devant le palais présidentiel les doléances des citoyens. Ce n’était pas une manifestation identitaire, mais bien une manifestation qui réunissait l’ensemble des algériens qui réclamaient l’accès au logement, au travail, le droit à une vie décente, l’accès aux produits de premières nécessités. Cela faisait déjà plusieurs semaines que chaque jeudi une manifestation était organisée dans le centre ville pour les mêmes motifs.
Mon bus a été le dernier à entrer sur le site du salon. Derrière nous les portes se sont fermées. J’étais seule, avec le représentant français d’une marque que nous proposions. Un peu déconcertés par l’annonce que personne ne pouvait plus ni entrer ni ressortir du site, nous sommes allés boire un café. Nous avons contactés nos collègues algériens pour tenter de comprendre la situation. Sur le site plus personne ne parlait français. Les ressortissants étrangers travaillant pour des entreprises étrangères étaient évacués par les consulats et ambassades. Nous travaillions pour une entreprise algérienne. Nous avions peu d’information. L’ambiance sur le site était très contradictoire. A la fois détendue, les gens attablés aux terrasses de cafés, et électrique, avec cette impossibilité de bien comprendre les tenants et les aboutissants de cette situation. La manifestation arrivait sur la foire. Au loin des colonnes de fumées provenant de voitures brûlées. Des nuages blancs, provenant des fumigènes.
Nos contacts en France nous parlaient d’une motivation féroce du peuple algérien de s’opposer à l’ouverture des frontières. Que la manifestation se dirigeait sur la Foire pour ce motif. Les échanges entre policiers, militaires et citoyens étaient extrêmement violents. Les communications téléphoniques devenaient impossibles au fil de la journée. Toujours ces voitures qui brûlaient au loin. Toujours cette absence d’information sur le site. Je me souviens avoir préparé un sac dans lequel j’ai fourrés tous les objets qui me semblaient utiles à une fuite (du fil, des cutters, du gaffer, de l’eau, des gâteaux, une couverture). Ce geste était naïf, maladroit, mais dans cette situation, c’était la seule action que je pouvais entreprendre.
Je ne me souviens pas du son de la manifestation. Le site continuait à diffuser de la musique sur les haut-parleurs à chaque croisement de rue.
Puis le jour est tombé. On nous a annoncé que nous pouvions désormais quitter le site. Un de nos collègues est venu nous chercher. Il nous a expliqué, que les manifestants avaient déposé l’itinéraire de la manifestation auprès des services de préfecture. Des chars militaires ont été postés aux croisements de rues afin de détourner l’itinéraire original de la manifestation, jusqu’à son arrivée sur la Foire. La Foire ne faisait pas partie de l’itinéraire déposé. J’avais vingt ans. Je me suis sentie impuissante, enclose dans ce site, ne pouvant me faire une idée propre des événements se passant à quelques centaines de mètres de moi. Des gens sont morts, des commerces ont été pillés, des voitures brûlées. Le contraste entre l’information diffusée par les médias français et celle de mes collègues était vertigineux.
Je garde en mémoire cette impression de bulle dans laquelle je me suis sentie démunie, et autour de cette bulle, des hommes, des femmes, des familles qui luttaient pour leurs droits. Une ou deux nuits plus tôt, je m’étais réveillé aux sons de l’eau qui afflue dans les canalisations. Toute la famille s’était réveillée remplissant la baignoire, empilant dans la cours des bacs, des seaux, ne sachant pas quand l’eau s’arrêterait d’affluer. Ces jours-ci furent les premiers où j’ai confronté ma bulle au reste du monde.